Étude des mécanismes cérébraux liés à l'expertise scientifique en électricité à l'aide de l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle

Masson, S. (2012). Étude des mécanismes cérébraux liés à l'expertise scientifique en électricité à l'aide de l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. (Thèse de doctorat), Université du Québec à Montréal, Canada. url: https://archipel.uqam.ca/4876/ 

RÉSUMÉ : Depuis au moins trente ans, les chercheurs étudient les conceptions erronées des élèves. Ces recherches ont montré que souvent ces derniers répondent de façon inappropriée à des questions portant sur différents phénomènes naturels. Ils affirment par exemple que les objets plus lourds tombent plus rapidement, qu’un seul fil électrique est suffisant pour allumer une ampoule et qu’il fait plus chaud l’été parce que le Soleil est plus près de la Terre. Si ces conceptions erronées n’étaient pas difficiles à changer, elles ne constitueraient pas un problème. Cependant, l’une des conclusions les plus solides de ce courant de recherche est que les conceptions sont difficiles à changer, ce qui pose tout un problème à l’enseignant en sciences dont un des buts est, précisément, de faire évoluer les conceptions de ses élèves.

Ce problème de la persistance des conceptions inappropriées a mené au développement d’un champ de recherche qu’on appelle le changement conceptuel. Selon ce champ, certains concepts scientifiques seraient difficiles à acquérir pour les élèves, non pas parce qu’ils sont intrinsèquement abstraits ou complexes, ni même parce qu’ils nécessitent la maîtrise d’outils mathématiques sophistiqués, mais parce qu’ils nécessitent un changement conceptuel. Aujourd’hui, même près de 30 ans après la publication du modèle du changement conceptuel de Posner, Strike, Hewson et Gertzog (1982), modèle qui a jeté les bases à ce domaine de recherche, les processus en jeu dans le changement conceptuel demeurent mal connus. Plusieurs modèles d’apprentissage des sciences basés sur l’idée de la nécessité d’un changement conceptuel ont vu le jour, mais aucun n’a su faire l’objet d’un consensus. Ainsi, en 2011, il n’existe pas moins d’une dizaine de modèles différents du changement conceptuel. Dans certains cas, ces modèles se ressemblent ou se complètent, mais souvent, ils diffèrent et même s’opposent. Ce manque de connaissance sur la nature du changement conceptuel invite à davantage de recherches et, idéalement, des recherches utilisant de nouveaux outils.

La présente recherche utilise l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle dans le but d’obtenir de nouvelles connaissances sur les mécanismes cérébraux liés aux processus de changement conceptuel. Puisqu’il s’agit d’une des conceptions les plus fréquentes, cette recherche se concentre sur une conception répandue et difficile à changer selon laquelle un seul fil est suffisant pour allumer une ampoule. Pour étudier les mécanismes cérébraux liés au changement conceptuel en électricité, des experts (étudiants du baccalauréat en physique) et des novices en sciences (étudiants d’un baccalauréat en sciences humaines) ont répondu à des questions liées à des circuits électriques simples à l’intérieur d’un appareil d’IRMf. Les données permettent d’identifier quelles sont les régions cérébrales plus activées lors de la réalisation de cette tâche chez les experts et chez les novices.

Comme les experts sont familiers avec ce type de questions portant sur l’électricité, on pourrait s’attendre à ce que la tâche cognitive demandée ne soit pas exigeante et ne mobilise pas de façon importante leur cerveau. On pourrait également s’attendre à ce que la tâche soit plus difficile pour les novices et mobilise davantage certaines régions cérébrales. Pourtant, les résultats obtenus ne s’accordent pas avec cette hypothèse. Lorsqu’on leur présente des circuits électriques où une ampoule liée à une pile par un seul fil s’allume, les experts en sciences activent significativement plus que les novices différentes régions de leur cerveau, dont notamment le cortex préfrontal et le cortex cingulaire antérieur. Puisque ces régions sont reconnues pour jouer un rôle dans l’inhibition, ces résultats suggèrent que cette dernière joue un rôle dans l’expertise scientifique en électricité. Si tel est le cas, il se pourrait donc que les experts en sciences n’aient pas effacé de leur cerveau les conceptions inappropriées qu’ils possédaient peut-être avant leur formation scientifique, mais aient plutôt réussi à développer leur capacité d’inhiber (c’est-à-dire contrôler ou désactiver) ces conceptions pour arriver à répondre de manière scientifiquement correcte aux questions posées.

Le concept d’inhibition est actuellement peu utilisé dans les recherches en didactique des sciences et en éducation en général. Pourtant, ce concept pourrait éventuellement avoir des répercussions importantes sur l’apprentissage et l’enseignement des sciences. Par exemple, plusieurs modèles du changement conceptuel conçoivent ce dernier comme étant un processus par lequel les conceptions antérieures, ou les structures conceptuelles et épistémologiques qui les supportent, sont remplacées par de nouvelles. Nos résultats sont incompatibles avec ces modèles puisqu’il semble que le cerveau des experts conserve toujours (même après une formation scientifique poussée) la trace de ses conceptions antérieures puisqu’il doit encore les inhiber. Par contre, les résultats obtenus sont compatibles avec les modèles de changement conceptuel postulant qu’il existe une coexistence entre connaissances scientifiques et connaissances communes. Les résultats sont également compatibles avec les modèles stipulant que les conceptions scientifiques sont développées à partir de l’intégration et de la complexification d’éléments cognitifs élémentaires provenant des conceptions antérieures qui resteraient inchangées au cours du changement conceptuel. Ces conclusions ouvrent la porte à de nouvelles études visant à mieux comprendre de quelle façon l’inhibition peut être développée pour favoriser le changement conceptuel.